Interview de Marie Pezé psychanalyste et docteur en psychologie


Psychologue et psychanalyste renommée, Marie Pezé est aussi une militante farouche contre la souffrance au travail, dont elle dresse un constat aussi implacable que les solutions médico-juridiques proposées par son association et son réseau de consultations dédiées…


Quel est votre parcours?

Je suis psychologue clinicienne et psychanalyste de formation. J’ai exercé pendant 30 ans à l’hôpital de Nanterre où a été créée la chirurgie de la main. On y recevait des accidentés du travail et j’ai fait ma thèse sur l’approche psychosomatique de ces lésions. Au fil des années, nous avons organisé des consultations pluridisciplinaires avec le chirurgien et nous avons vu arriver des populations de plus en plus différentes. A l’époque, pour les médecins, les canaux carpiens des caissières ne pouvaient que relever de problèmes d’hormones, car on ignorait complètement ce qui se passait dans le monde du travail, tout comme les troubles musculo-squelettiques (TMS). J’avais commencé à travailler avec Dr. François Boureau, créateur de le première consultation anti-douleur à l’hôpital Saint-Antoine, sur les douleurs neuropathiques, car on commençait à recevoir des patients qui présentaient ces symptômes. Mais il n’y avait pas d’IRM, donc on ne pouvait pas voir les lésions nerveuses, ce qui incitaient les médecins à penser que c’était psy…. Autrement dit : « Marie, tu t’en occupes » ! Les patients me parlaient de leurs douleurs comme des décharges électriques ou des coups de poignards. Ils me racontaient tous la même chose, donc je me suis dit que ça ne pouvait pas être seulement dans la tête… Avec le Dr. François Boureau, nous nous sommes ainsi lancés dans des études cliniques concernant les douleurs des membres supérieurs, traitées par antiépileptiques, puis les TMS. C’est à partir de ces résultats qu’on a compris que ces pathologies étaient le produit d’une intensification du travail avec des cadences irréalistes pour la physiologie humaine. Nous étions initialement face à des métiers très féminisés (caissières, femmes de ménage), ce qui nous a permis de réfléchir, en parallèle, sur la question de la division sexuelle du travail. Puis les cadres de La Défense sont arrivés, à partir des années quatre-vingt-dix, reflétant l’évolution des modes de travail (augmentation des objectifs, séparation des collectifs, éloignement des services ressources, etc) et leurs conséquences immédiates sur les risques de souffrance. Tout cela était parfaitement décrit dans un guide écrit par un psycho-physiologiste américain, Dr. Peter Kruse, qui faisait du counseling en entreprise. Avec l’accord de ma direction, à l’hôpital, j’ai commencé à collaborer avec le Pr. Christophe Desjours, qui travaillait à l’Institut psychosomatique, puis j’ai ouvert la première consultation « Souffrance et Travail » en 1995. En 1998, suite à la parution du livre de Dr. Marie-France Hirigoyen sur le harcèlement moral, on a vu arriver ce sujet dans les consultations. Au-delà de leur cas personnel, je m’apercevais que les patients ne faisaient rien non plus pour dénoncer les situations analogues affectant leurs collègues ; c’était encore le règne du » benchmark », de la mise en concurrence entre les salariés, de la destruction de la solidarité, du collectif de travail et, en définitive, d’une très grande solitude pour chacun. Nous étions vraiment face à une pathologie de la solitude.… Ensuite, en 2002, la loi sur l’obligation de protection de la santé physique et mentale des salariés a été renforcée.  Nous nous sommes revus avec Christophe [Desjours] pour créer un certificat, en 2008, afin de former des professionnels du sujet, car il faut des connaissances pointues notamment sur le plan juridique. » J’ai lancé en 2011 le site Souffrance et Travail, l’annuaire des consultations, la base de ressources avec l’association DCTH (Diffusion des Connaissances sur le Travail Humain). Aujourd’hui, on référence plus de 200 consultations en France, en Europe et même au Japon. Elles sont labellisées à partir de critères de formation, qui nécessitent à minima un diplôme d’État (clinicien, psychiatre, psychologue) et l’obtention du module de mise à jour médico-juridique. Il faut ces deux certifications pour entrer dans le réseau.

Vous évoquez l’étranger… On constate les mêmes problématiques ?

Tout à fait. Les tableaux cliniques sont identiques partout, quels que soient les pays, des États-Unis à la Suède, car le travail dans la santé est globalement dégradé. Il faut se souvenir que le concept de burn-out a été inventé dans la communauté médicale : c’était d’abord un syndrome de soignant, même si les phénomènes d’épuisement professionnel existent aujourd’hui dans tous les métiers. En France, la logique de la tarification à l’activité (T2A) n’est pas différente de ce qu’on voit partout ailleurs avec la financiarisation du soin et la « grammaire chiffrée » qui déshumanise le travail et surcharge les professionnels de procédures, de reportings, de tableaux Excel à remplir, etc.

Il y a davantage de souffrance ou on en parle davantage ?

Tous les 6 ans, en France, il y a une grande étude épidémiologique, intitulée SUMER, qui est tellement référente et prédictive sur le plan statistique qu’elle est primée à chaque édition. La dernière enquête a été publiée en 2019. On sait que 37% des travailleurs français seraient en souffrance au travail et que la fonction publique hospitalière est 4 fois plus exposée aux risques que les autres secteurs. Près de la moitié des salariés français (47 %) déclare souffrir de conflits « éthiques », liés à la mauvaise qualité du travail qu’ils ont le sentiment de produire et qui a des conséquences négatives sur leur santé mentale et physique. Il y a beaucoup d’autres données extrêmement précises que vous pouvez trouver sur le site de la DARES ou auprès des inspecteurs du travail de l’association. Tous convergent vers une même réalité : depuis 20 ans, tout s’aggrave… On en parle davantage certes, mais cela n’empêche pas de pérenniser les mêmes systèmes organisationnels qui sont les principaux facteurs de déshumanisation du travail

Il y a quand même des tentatives de solutions, non ?

En réalité, on a beaucoup lâché sur la santé pour aller sur « Qualité de Vie au Travail (QVT) », un pur concept américain, hérité d’un pays qui ne connaît même pas la médecine du travail ! Donc, oui, on va mettre des babyfoots dans des salles amiantées, mais ce n’est pas cela la protection de la santé au travail ! Au salon Préventica, où l’association a un stand, on voit plein de fauteuils relaxants, de lunettes de réalité virtuelle ou de concepts d’escape game pour apprendre à marcher sur un toit, quand on est couvreur, grâce à des carreaux qui s’allument… Mais ce n’est pas cela non plus, la sécurité au travail ! Il n’y a plus de référentiel de base qui protège les salariés sur ces sujets. Une étude récente vient de montrer qu’on est dernier en Europe pour les conditions de travail, avec des chiffres calamiteux, comme si le chef d’entreprise français n’en avait rien à faire de la prévention primaire ! On a un très bon système de prévention tertiaire, on sait soigner les gens, mais on ne sait pas empêcher le risque d’advenir… Et d’ailleurs, on a un taux record d’accidents du travail, des conditions de travail dégradées et de très mauvais résultats en matière de burn-out, en particulier chez les femmes. En France, on met beaucoup en avant le taux de présentéisme, par rapport à d’autres pays, mais qu’est-ce que cela veut dire en réalité ? Montrer qu’on est « corporate » alors que celui qui reste tard, dans d’autres pays, est perçu comme mauvais ! En Suède, certains chefs d’entreprise font passer l’échelle Karolinska du stress à leurs salariés et, quand les résultats sont mauvais, ils sont automatiquement pris en charge. Chez nous, on parle de « safespace », en utilisant toujours des intitulés anglo-saxons, alors qu’on a la meilleure école d’ergonomie au monde, des cliniciens très réputés et le 4ème taux de productivité du travail à l’échelle internationale ! Le débat actuel sur les retraites est en réalité celui sur les mauvaises conditions de travail. J’ai fait toutes les commissions parlementaires depuis 25 ans, le sujet revient à chaque fois mais il s’efface aussi vite… Je suis un peu fataliste car, même s’il y a quelques raisons d’espérer, j’ai la conviction que les organisations du travail ont gagné la bataille. La procédurisation numérique a accéléré la victoire avec des outils qu’on a nous-mêmes fabriqués et qui nous kidnappent aujourd’hui…

Quelles sont ces raisons d’espérer ?

Le seul espoir, c’est qu’il y a des gens qui inventent des lieux de réparation, dans lesquels on a le temps de penser. Si vous redonnez le temps de penser, alors les gens développent des mécanismes de défense, ils font plus attention à leurs corps, ils vont mieux se protéger, ils vont faire appel plus fréquemment à la loi. Ce qui est vertueux, c’est de transformer les gens qui travaillent en citoyens avertis de leurs droits. A l’instar de ce qui avance sur le plan de l’environnement, je crois encore aux réflexes citoyens à l’échelle locale. Des ressources existent et elles sont sur les territoires…

De façon générale, la prise en charge des risques psycho-sociaux demande une ingénierie complète, médico-sociale, administrative, juridique et parfois judiciaire. C’est complexe, rébarbatif et très protocolaire, mais elle permet aussi de tirer les gens d’affaire, afin de les soigner tout en les sécurisant sur le plan financier. Nous sommes également dans une construction de l’ignorance qui concerne tous les travailleurs, notamment les praticiens hospitaliers. Je suis certaine, par exemple, que les médecins de la fonction publique ne savent pas qu’ils peuvent mobiliser, depuis l’année dernière, les tableaux de maladie professionnelle du privé. De même, ils ignorent sûrement que l’ordonnance de 2019 inverse la charge de la preuve, ce qui change beaucoup de choses : c’est désormais à l’administration de prouver que tel ou tel problème n’est pas un accident de service, et non plus à la personne qui en est victime de démontrer que c’en est un. Je ne peux pas nier qu’il y ait eu des améliorations sur le sujet, mais elles ne redescendent pas toujours, ce qui enlève aussi beaucoup de possibilités de réaction…

Vous proposez aussi des outils, notamment sur votre site Internet…

Oui et c’est l’objectif fondateur de l’association : diffuser des connaissances sur le travail humain. On met en ligne, en temps réel, des jurisprudences, des ressources et des outils, comme des modèles de courriers pour s’adresser à sa direction ou contester par exemple un refus de la caisse des accidents du travail. Le site propose également un test de propagation du burn-out avec différentes déclinaisons par métiers, notamment pour les soignants. On y trouve aussi des guides pratiques, des webinaires avec Préventica, des contacts utiles pour accéder aux consultations ou aux dispositifs de médiation. Le site est vraiment le reflet de notre approche médico-juridique, afin que les visiteurs puissent connaître les moyens de prise de charge mais aussi se défendre. Il est à l’image de notre groupe de travail pluridisciplinaire (juristes, inspecteurs, psychologues, psychiatres, etc.) que je réunis tous les mois et demi. On discute des ressources, des actions à mettre en œuvre et, lorsque nous sommes sollicités pour un problème concret de santé, on créé un réseau de soin autour de la personne concernée. L’association peut l’orienter vers un bilan neuro-psychologique ou une consultation juridique, pas forcément pour porter plainte mais pour qu’elle soit déjà informé sur ses droits. On se renseigne également sur la prévoyance si elle n’est pas arrêtée, en privilégiant si possible le Congé pour invalidité temporaire imputable au service (CITIS) à l’hôpital, car il n’y a pas de durée limite contrairement à l’arrêt longue durée. Même si, derrière, le diagnostic va être une dépression ou un épisode de burn-out, il faut parfois utiliser les ruses des médecins conseils pour faire arrêter les personnes dès les premières crises de larmes, de nerfs ou d’hypertension… Nous travaillons également avec des établissements de santé dans lesquels l’association propose des conférences, des formations et même un serious game sur le harcèlement moral élaboré avec une start-up, Work and Play. Nous proposons ce type d’outils aux directions, tout en accompagnant en parallèle les PH qui se font « massacrer » et vont parfois très très mal…

www.souffrance-et-travail.com